Migration et proxénétisme au Mali:Le silence assourdissant des victimes maliennes

Des réseaux de proxénètes font partir des jeunes en Mauritanie et certains pays du Golfe. Les faisant passer pour des femmes de ménages, elles sont en réalité livrées à la prostitution. Si ces migrantes victimes d’exploitation sexuelle ont peur de témoigner, le fléau est dénoncé par le Conseil Supérieur de la Diaspora Malienne (CSDM).

Le Mali est connu pour être un grand pays de départ de migrants. Selon Lukas GEHRKE, Directeur du Projet de Soutien au Processus de Rabat au Centre International pour le développement des politiques migratoires (ICMPD), «le Mali a de tout temps été une terre de migration».
Le recensement général de la population et de l’habitat réalisé en 2009 dénombrait 4 millions de Maliennes et de Maliens vivant à l’étranger, soit 27,5% de la population. Aujourd’hui, ce chiffre dépassé, selon une source crédible, les 6 millions de citoyens maliens établis en dehors du territoire national. Et, à en croire le Président du Conseil Supérieur de la Diaspora malienne (CSDM) Mohamed Chérif Haïdara, les femmes représentent 19% de l’effectif de ces migrants.
Le Gouvernement a créé, au sein de la Maison des Maliens de l’extérieur, une Cité d’accueil pour héberger de façon temporaire les compatriotes rapatrié(e)s ou refoulé(e)s. De son ouverture en juillet 2018 au 25 septembre 2020, la Cité d’accueil de cette Maison, sise à Niamakoro en commune VI du district de Bamako, a accueilli 12. 530 personnes, dont 439 femmes et 676 enfants. Selon un haut responsable de la Cité, les 72 heures d’hébergement dont bénéficient ces personnes ne suffisent pas pour distinguer les rapatriées des femmes victimes d’exploitation sexuelle.
Et pourtant, « nous récoltons des récits poignants et douloureux. La migration des femmes est un désastre. Certains diront que je suis dure, mais je suis une femme. Les mots ne sont pas forts par rapport à ce que vivent les femmes. Elles ne vous diront pas toute la vérité », nous explique Mme Tangara Nena Guindo, secrétaire générale du Ministère des Maliens de l’extérieur et de l’intégration africaine. Selon elle, les migrantes maliennes victimes d’exploitation sexuelle à l’étranger ont des difficultés et «ne peuvent pas porter plainte lorsqu’elles sont désabusées», détaille-t-elle (voir aussi encadré).

Existence de réseaux de proxénétisme vers la Mauritanie et les Pays du Golfe
Les victimes entretiennent un tabou sur leurs mésaventures et se murent dans le silence. A l’Association malienne des expulsés (AME), une jeune étudiante et une dame ont fait, il y a quelques années, de troublantes révélations.
Par le biais de l’un de ses proches parents, l’étudiante a effectué le voyage en l’Algérie. Elle était à mille lieux d’imaginer qu’elle avait été séquestrée pour la livrer à des hommes. Violée pendant des mois, elle a réussi grâce à un groupe d’étudiants à retourner au Mali. «Elle ne souhaite pas témoigner », nous confie Mme Doumbia Saoudou Touré, chargée des questions féminines et du genre à l’AME.
Quant à la seconde dame qui a raconté sa mésaventure à l’AME, elle a séjourné en Arabie Saoudite. Elle y est arrivée par le canal d’une agence de placement et réduite en esclave sexuelle. A son retour, elle a fait le tour des autorités en charge de la gestion de la question migratoire avant de disparaitre des radars. Toutes nos recherches pour la retrouver au marché de Sébénicoro en commune IV du district de Bamako, sur la base des informations fournies par la chargée du genre de l’AME, ont été infructueuses.
Commandant de Police, Souleymane Niampougui en service à la Brigade de répression du trafic de migrants et de la traite des êtres humains, une unité spécialisée de Police judiciaire de la Direction générale de la Police nationale, a eu à gérer le cas d’Awa1 . A l’époque il était Commandant de la brigade chargée de la protection de l’enfance et des mœurs de Bamako.
Cette dame, raconte-t-il a été recrutée par l’ami de son mari pour aller en Arabie Saoudite y travailler. Son mari a accepté le voyage sans doute avec l’espoir que cela améliorait leurs conditions de vie. Mais une fois sur place, elle a vite déchanté car devenue l’esclave sexuelle de son patron. Ce dernier et ses amis la violaient régulièrement. Awa est restée dans cette situation pendant un an, avant d’être rapatriée par les services consulaires du Mali.
Dans le cadre de l’atelier «Récits et débats locaux sur la migration. Dits et non-dits de l’expérience du départ et du retour » du Programme Point Sud, un forum a été organisé, le 5 octobre 2019, avec des journalistes et des acteurs associatifs et institutionnels. Pour la petite histoire, Point Sud est un institut de recherche international et autonome pour la formation, et l’organisation des rencontres scientifiques internationaux sur le savoir local.
Au cours de cette table-ronde tenue dans la salle de conférence de l’Institut Confucius de l’Université de Bamako, Ibrahim Diarra dit Sofa, animateur à la Radio Chaine 2 et initiateur de l’émission «Diaspora», a évoqué le cas de deux jeunes filles qui ont été séquestrées et violées au Maroc. En lieu et place d’emplois bien rémunérés, elles ont été victimes de plusieurs formes d’abus (viol, brûlure, séquestration…), avant de pouvoir regagner leur pays natal.
Le Conseil Supérieur de la Diaspora malienne (CSDM) nous a confié son président, a fait des recherches approfondies sur l’existence d’un réseau de proxénétisme qui fait voyager des jeunes filles vers la Mauritanie et certains pays du Golfe. Le Conseil a produit un rapport sur la prostitution des jeunes Maliennes en Mauritanie. Dans ce document de 5 pages illustrées par des photos dont nous avons pu obtenir une copie, le CSDM déclare avoir alerté les autorités maliennes sur l’arrivée massive d’enfants des mineures de moins de 15 ans à Nouakchott pour des travaux domestiques et la prostitution. «C’est un véritable réseau installé entre Bamako et Nouakchott pour faire entrer les filles Maliennes en Mauritanie. Elles arrivent par convois presque toutes les semaines. Arrivées à la Gare, les filles sont regroupées, mises à l’écart et les documents de voyage sont saisis par le convoyeur jusqu’à l’arrivée de la cheffe du réseau. Ensuite, ces filles sont reparties dans la ville de Nouakchott», peut-on lire dans le document. Dans son rapport, le CSDM donne les noms de deux compagnies de transport où les jeunes filles prennent le départ. Par la même occasion, l’organisation dénonce la complicité des agents de la Police nationale qui ne sont pas exigeants lors des contrôles au niveau de la frontière.
Ces informations ont été confirmées par les services techniques du ministère des Maliens de l’extérieur et de l’Intégration africaine qui ont découvert l’existence d’un réseau qui amène des filles en Mauritanie sous le couvert d’aides ménagères avant de les livrer à la prostitution. Ce réseau est très actif vers Gogui à Nioro du Sahel, une région frontalière avec la Mauritanie, nous confie un cadre du département en charge des Maliens de l’extérieur qui évoque «une situation très complexe».
«C’est grave ce qui se passe», dénonce Mohamed Chérif Haïdara, président du CSDM dont les structures de base travaillent à apporter une assistance aux victimes.

Le sexe, sujet tabou…

Dr Fodié Tandjigora, chef de département d’études et de recherche de la Sociologie et de l’Anthropologie à la Faculté des Sciences humaines et des Sciences de l’éducation (FSHSE) de l’Université des lettres et des sciences humaines de Bamako (ULSHB), par ailleurs, chercheur associé à l’Unité de Recherche Migrations et Sociétés (URMIS), tente d’expliquer la réticence des migrantes maliennes victimes d’exploitation sexuelle à témoigner publiquement . «C’est la pudeur générale de la société malienne. On parle rarement de violence sexuelle, même pour les femmes qui ont été violentées par leurs maris. Quand les femmes sont victimes de viol, elles portent rarement plainte. C’est souvent des structures qui portent plainte à leurs places. C’est dû à la non-libération de la parole sur le sexe dans la société malienne. Rarement, on parle de viol. On parle du viol des autres, mais pas de soi-même. Pour une femme, c’est très mal vu par ses enfants et son mari. Dire que vous avez été violée peut avoir des répercussions sur la santé du couple».

Le prénom indiqué est fictif pour protéger l’identité des témoins

 

 

 

Note de la rédaction

Cet article est la troisième partie d’une vaste enquête sur les réseaux de prostitution de femmes migrantes au Mali, réalisée dans le cadre du projet «Autonomiser les jeunes en Afrique à travers les médias et la communication». La date du 10 décembre, Journée internationale des droits de l’homme a été choisie pour publier cette enquête. Une façon d’attirer l’attention sur les violations répétées des droits de ces migrantes.
Mis en œuvre par l’UNESCO dans huit pays de l’Afrique de l’Ouest et du Centre (le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Ghana, la Guinée-Conakry, le Mali, le Niger, le Nigeria et le Sénégal), ce projet est financé par le ministère italien des Affaires étrangères et de la Coopération internationale (MAECI) et l’Agence italienne pour la coopération au développement (AICS). Il vise à donner aux jeunes garçons et filles les moyens de prendre des décisions éclairées sur les questions migratoires grâce à un meilleur accès à une information de qualité. En conséquence, le projet contribue à renforcer la capacité des professionnels des médias de la sous-région à rendre compte de la migration tout en promouvant des normes et bonnes pratiques en matière de droits de l’homme et des approches sexospécifiques et inclusives en matière de couverture de la migration dans les pays ciblés.
L’enquête est l’aboutissement d’un parcours de formation sur les techniques de journalisme d’investigation en lien avec la migration, qui a bénéficié à plus d’une centaine de journalistes, et d’un appui au travail de terrain. Cette initiative rentre par ailleurs dans le cadre du « Plan d’Action des Nations-Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité», mis en œuvre par l’UNESCO.

Chiaka Doumbia/Le Challenger

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